Les reflets du monde

On dit parfois que la fiction, la science-fiction en particulier, est faite pour observer la réalité. On dit que l'on se regarde soi-même, grâce à elle, à travers une lentille, ou dans un miroir déformant. Mais notre fiction, SF ou pas, est-elle bien le reflet de la réalité ?

Les reflets du monde
The shape of Ancient Thought, Anselm Kiefer

Les photos ne rendent jamais grâce aux œuvres d'art. C'est souvent vrai, à l'une ou l'autre exception près. La Joconde, par exemple, que l'on ne peut observer que de très loin, par-dessus une foule innombrable ou après avoir fait une queue en serpentins, mérite certainement d'être finement observée en photo, au moins autant que d'être vue « en vrai » dans de telles conditions. La plupart du temps, cependant, la photographie peine à représenter une chose importante, que l'on ne peut observer que de ses propres yeux humains : la troisième dimension.

Cette observation est particulièrement criante pour des artistes qui, comme Anselm Kiefer, que j'ai découvert le weekend dernier, jouent énormément avec le relief. Chose rare chez cet artiste : ce jeu du relief se présente jusque sur ses photographies, par-dessus lesquelles il peint, coule du métal, ou qu'il développe sur des plaques de plomb, ou sur du papier qu'il altère chimiquement. Et que dire alors de ses dioramas, tridimensionnels par essence ?

Avec le travail de Kiefer, je me suis retrouvé face à une réponse ; une réponse possible à une question que l'on se pose parfois en photographie : la photo est-elle le reflet de la réalité ? Est-elle censée l'être ?D'un côté, il y a bien sûr les tenants du phénomène optique, qui diront que la photographie étant le marquage d'un matériau photosensible par la lumière qui passe dans un objectif, elle produit nécessairement une image de la réalité. D'autres, en revanche, diront plutôt qu'à partir du moment où le photographe opère un choix, un choix d'optique, d'angle de vue, de lumière, de mise en scène, de cadrage… alors l'image photographique ne peut qu'être fabriquée, « faite » et non « prise ». Anselm Kiefer, disais-je, répond pour moi clairement à cette question. Le photomontage qui illustre ce billet n'en est qu'un exemple. Avec Kiefer, la photo est un outil comme un autre, qu'il peint, qu'il sculpte presque, avec lequel il compose, ou crée des livres.

Cette question de la représentation du réel est particulièrement criante en photo, mais à mon sens, aucune forme artistique n'y échappe vraiment. Cela est aussi vrai lorsqu'on écrit de la fiction.

On entend beaucoup, on dit nous-mêmes parfois que la fiction, la science-fiction en particulier, est faite pour observer la réalité. On dit que l'on se regarde soi-même, grâce à elle, à travers une lentille, ou dans un miroir déformant. Mais notre fiction, SF ou pas, est-elle bien le reflet de la réalité ? Ou bien, par nos choix d'auteur ou d'autrice, au niveau de la dramaturgie, du choix des personnages, des enjeux politiques en place... ne construit-on pas plutôt une image de notre vision de la réalité, celle que l'on veut montrer, avec nos biais, nos opinions, notre compréhension du monde et des choses ? Je pense qu'il s'agit plutôt de cela. Dans ces moments magiques où l'on a l'impression que les personnages nous échappent et vivent par eux-mêmes, en plein flow, on croirait presque être le vecteur d'une réalité parallèle... mais c'est oublier notre cerveau, nous oublier nous et nos filtres, nous oublier presque en tant qu'humain, intermédiaire avec nos pensées entre le monde tel qu'on le conçoit, et celui que l'on veut donner à voir.

Avec un travail qu'il qualifie lui-même d'iconoclaste, Anselm Kiefer m'a proposé une réflexion importante sur ce qui fait une œuvre, sur ce qui fait qu'on la considère comme terminée, et sur ce qu'elle représente vraiment, ou que l'on choisit de lui faire représenter. Je pense à mes histoires et à la direction vers laquelle cette réflexion peut m'emmener. J'espère avoir pu en quelques mots vous y emmener également. Et si vous passez par le LaM (Lille), ne manquez pas l'exposition temporaire consacrée aux photographies d'Anselm Kiefer, encore visible jusqu'au 3 mars 2024.